Être Dessalinien au XXIème siècle

Texte reçu le 27 juillet 2012

Par Jean Théagène

« Penser, n’importe comment, dire n’importe quoi procure toujours des satisfactions immédiates. A terme, quand les choses se tranchent, il vous faudra supporter l’insupportable. »

Franz Grillparzer

Jean L. theagene17 Octobre 1806 – 17 Octobre 2012 : Deux-cent six années de stupidité et de stupre depuis que le Génie de toute une race d’hommes patauge dans l’oubli coupable, l’indifférence crasse ou la finasserie trompeuse des tueurs de légendes ! Deux-cent six ans moins les quarante ans au cours desquels, les gouvernements de Pétion, de Boyer et des autres l’ont simplement ignoré ! Deux-cent six ans que ce Grand Général continue à hanter les coulisses de notre histoire comme pour nous rappeler notre impossibilité de concilier des valeurs de dignité, d’honnêteté, de prestige avec les petitesses et la cruauté de nos actes posés individuellement ou collectivement ! Deux-cent six ans de coprophilie historique qui continue à incommoder les narines immunisées des enfants du Pays Haïtien !

Des dates-fétiches comme 1er Janvier (Indépendance) , 7 nvril (Toussaint Louverture) , 18 nai (Le Drapeau) , 21 noût (Départ de l’occupant), 17 nctobre (mort de l’Empereur) , 18 novembre  (Vertières), incitent le peuple haïtien à une autocritique et à une prise de conscience sur tous les aspects de la perception qu’il projette sur l’écran international. En fait, nulle nation ne peut prétendre à une quelconque évolution sans une base collective de données, sans un axe de direction. Aucun peuple ne peut espérer grandir sans le support d’une ossature sociale, culturelle et économique susceptible d’en consolider la charpente.

A deux-cent huit ans d’une nation née de rien, telle une génération spontanée au milieu d’un mini big-bang survenu quatorze milliards d’années après le premier, Haïti, à la grande joie de ses détracteurs traditionnels, continue à donner d’interminables maux de tête à tous ceux qui sentimentalement se sentent concernés par son destin. « L’avenir, écrit Jean-Jacques Ampère, c’est la foi de notre âge, c’est le flambeau du passé, l’étoile du présent. » Malheureusement, à la foi de notre âge, il manque la force indispensable de nos convictions. Au flambeau du passé, il faut la chaleur intime des revendications légitimes. Quant à l’étoile du présent, sa luminosité laisse à désirer surtout dans les zones d’ombre toujours encombrées de vieilleries qui, à elles seules, parviennent à opacifier toute l’énergie contenue dans les êtres de lumière.

Quoiqu’il en soit, « Il faut une terrible passion pour tenir contre une humiliation qui ne finit point. » Cette assertion de Denis Diderot s’applique très fort aujourd’hui à la situation des gens de réflexion qui, dans leur quête de la vérité vraie ou leur parcours vers les sommets, ne cessent de buter contre les obstacles de taille. Haïti, la mal-aimée : On l’aime tant que paradoxalement on en arrive à l’étouffer sous le poids d’un amour mal exprimé. On l’aime tant qu’on finit par nous imposer ces vingt-six dernières années la dictature des abécédaires, permettant ainsi à des pleutres de faire de leur insuffisance leur fond de commerce politique. On l’aime tant pour qu’Haïti ne serve plus de référence aux profiteurs du haut et que le peuple ne soit plus la boussole des profiteurs du bas. On l’aime tant pour que l’occupant s’oublie jusqu’à imposer au Parlement dans des mots-valises des propositions stupides, gravissimes et antidémocratiques dans la formation d’un Conseil Électoral. On l’aime tant qu’on ne se rend pas compte de l’exclusivisme, du sectarisme, du népotisme dont on fait preuve en pratiquant l’excessif et le compassé. On l’aime tant qu’on est prêt à tuer tous ceux qui se permettent de l’aimer autant et même plus que soi. Voilà où l’on en est avec le nationalisme intéressé de ceux qui, sans aucune lecture ni écriture se croient autoriser à faire la leçon aux authentiques.

Il est vrai que le passéisme du peuple haïtien lui a toujours permis de résister aux pressions négatives du présent et même de poser des jalons pour l’avenir, quand même il s’agirait de rêves simplistes ou de grotesques illusions. Il est cependant aussi certain que ce passéisme peut avoir un effet désastreux, paralysant, cataleptique au point de transformer un peuple dynamique en une communauté figée dans les affres et relents de sa grandeur passée.

Tout compte fait, n’en déplaise au proconsul Le Brett, il s’est trouvé à la tête de l’armée indigène un Jean-Jacques Dessalines le Grand, de la dimension du maréchal De Lattre de Tassigny ou d’un Général Charles de Gaulle, pour accoucher d’une Haïti, le 1er Janvier 1804, qu’on veut réduire aujourd’hui à une peau de chagrin. Et ce ne fut guère une naissance facile. Car, il a fallu attendre toute la période de tristesse et de malaise provoquée par la déportation de Toussaint Louverture pour que la relève fût prise par de brillants officiers, Dessalines, Capois en tête. Deux ans plus tard, un jour comme celui-ci, pareil à celui-ci mais aussi triste que celui-ci, l’Empereur tombait au Pont-Rouge dans un traquenard longuement et sournoisement préparé par ses frères d’armes.

Celui qui avait, par la seule force de son indomptable volonté, lors même où les universités américaines et européennes se réuniraient pour soutenir la théorie de l’inégalité des races et de l’infériorité native et spécifique du nègre, soustrait ses frères de race aux crocs éventreurs des molosses de Caradeux et de Rochambeau. Celui qui, dans un élan de bravoure exemplaire subjugua ses guerriers abattus à la Crête-à-Pierrot jusqu’à faire pencher la balance de la victoire en faveur des siens face aux troupes invaincues de Debelle et autres. Celui qui mit fin à l’arrogance meurtrière des Ostrogoths de l’Europe colonialiste. Celui que tout Haïtien indistinctement devrait adorer comme d’autres peuples le font vis-à-vis de leurs Héros…Cet être surhumain a subi en ce 17 Octobre 1806 le sort des animaux qu’on égorge sans état d’âme. Il importe de se souvenir d’un fait suffisamment insolite pour retenir l’attention : « Quand Dessalines tomba sous son cheval abattu par le fusil de Garat, ce soldat noir qui obéissait servilement aux ordres de ses supérieurs, Il a été rejoint dans son infortune par Charlotin Marcadieu, son aide de camp mulâtre qui n’avait pas hésité à se lancer au secours de son Chef et à partager stoïquement son sort. » Ce symbolisme un peu macabre dans les circonstances préfigurait déjà les multiples scènes de trahison, de crime et de destruction que notre malheureuse histoire prend plaisir à porter à la connaissance des fils de ce pays.

Aussi, a-t-on sauvagement lynché le Fondateur de la Patrie Haïtienne. On a tué le symbole même qui a préexisté au Rêve grandiose d’un pays de Nègres libres, dans un océan d’esclavage, d’esclaves noirs et de maîtres blancs.

De l’odieux parricide du Pont-Rouge, nous devons retenir qu’un Grand Général noir est tombé en même temps qu’un soldat de couleur, anonyme, qui avait une haute idée de fidélité et de solidarité envers son Chef. Aussi, ne devrait-on pas s’étonner qu’aujourd’hui encore l’atmosphère haïtienne reste empuantie de ces relents nauséeux qui asphyxient les poumons des Héros et transforment en nains les Géants qui nous ont jadis façonné cet environnement. Ne devrait-on pas s’étonner que des Haïtiens continuent à s’entre-déchirer, à se haïr, à s’entre-tuer. Hier, Jean-Jacques Dessalines, Cincinnatus Leconte, Vilbrun Guillaume Sam…aujourd’hui de moins illustres mais de tout aussi importants sur le plan humain : Mireille Durocher Bertin, Sylvio Claude, Roger Lafontant, Jean Dominique, Brignol Lindor, Amiot Métayer. Et cette semaine encore, Monchéry, comptable d’un Département Ministériel, sa femme et ses deux enfants, dont la seule faute aurait été d’avoir, sous forme de tracts, dénoncé, dit-on, les malversations d’un supérieur hiérarchique.

A quand donc la fin de ce long martyrologe qui semble réjouir les fils de colons et colons eux-mêmes ? Des intellectuels immoraux de la trempe de Renon n’ont pas hésité, dans leur temps à s’écrier : « Qu’on se figure le spectacle qu’eût offert la Terre, si elle eût été uniquement peuplée de nègres, bornant tout à la jouissance individuelle au sein d’une médiocrité générale et substituant la jalousie et le bien-être aux nobles poursuites de l’idéal ? » Devrons-nous toujours être sur la défensive dans ce combat entre la raison et la passion ? N’est-il pas temps de montrer à ces pourfendeurs de nègres que plus jamais, pour nous il ne sera question de trahison et de crime ?

Terminé, le temps des génuflexions ! Terminés, les appels au secours, écuelles en main, transformés en mise sous coupe réglée applaudie par les organisations supranationales ! Terminée l’incurie du gouvernement soutenu par un Parlement tire-au-flanc qui semble oublier ses responsabilités vis-à-vis du peuple ! Terminée l’occupation déshumanisante du pays de Dessalines le Grand ! Terminée enfin, l’outrecuidance des diplomates qui s’oublient jusqu’à manifester de l’audace à la manière d’un Didier Lebrett en s’ingérant dans les affaires intérieures du pays de Dessalines le Grand ! Ce qu’il nous faut aujourd’hui, c’est le brasier d’un exorcisme délirant pour purifier l’histoire nationale.

Etre Dessalinien signifie simplement qu’il n’y a qu’une seule vertu : la justice, qu’un seul devoir : le bonheur collectif dans la dignité, qu’un seul corollaire : le mépris de sa propre vie pour y parvenir.

Dr Jean L. Théagène
Miami, le 18 Octobre 2012