La tyrannie de la déraison

Texte reçu le 25 septembre 2012

Par Jean Théagène
Il est venu le temps de dire aux compatriotes haïtiens les vérités vraies, celles qui dérangent, qui handicapent, qui importunent, qui détraquent même, bref, celles qui suscitent des prises de conscience capables de ralentir la décomposition de la société haïtienne. Le temps est venu pour ceux qui ont de la voix de mettre en application le mot du Cardinal de Bernis : « Outrager est d’un fou, flatter d’un esclave. » Car, dans les deux cas, l’outrage et la flatterie ont fini par ternir la crédibilité qu’on avait dans l’épanchement des sentiments, la sincérité qu’on avait dans le cœur, la dignité dans les relations humaines.

Dignité ! Le grand mot . Je me demande souvent s’il ne serait pas bon de rajouter au préambule de notre Constitution le vocable DIGNITÉ devant l’impuissance des faiseurs d’histoire de colmater l’ambition hégémonique des colonisateurs. De 1804 à 1957, mon pays pris dans les filets de l’allégeance a cessé de marquer son allégeance à la dignité. Mais depuis, ce mot ne fleurit plus sur les banderoles des acteurs politiques, ces héros de substitution pour qui le pain passe avant l’honneur. J’ai vraiment mal en mon cœur qui saigne de voir notre pays livré aux enchères, nos vies confiées à de proches voisins, nos sites et paysages abandonnés, nos écoles remises à des maîtres obscurantistes.

En plein milieu de son histoire, à deux cents huit ans de sa création, Haïti questionne encore son destin. Depuis plus d’un demi-siècle, elle n’a su offrir à la racaille ennoblie par le pouvoir d’autres ivresses que la médiocrité de la rapine, du viol et du kidnapping. Ainsi, les gestes des Pères de la Patrie qui ont abouti au Panaméricanisme trouvent aujourd’hui leur récompense en monnaie de singe dans la moquerie ou la pitié de la plupart des pays bénéficiaires. C’est que, comme le soutient Jules Lachelier : il est dans les destinées de certains pays {particulièrement le nôtre} de trouver des hommes toujours inférieurs aux situations.

L’honnêteté, de tous les temps, commande qu’on soit fidèle à soi-même en rappelant aux autres le bilan de leurs actes car, l’éloge ne va pas sans la liberté de blâmer. Ainsi, après l’ivresse passagère des élections qui ont propulsé le candidat Martelly à la tête de l’Etat Haïtien, le pays se retrouve aujourd’hui au bord du chaos. Dans sa marche inévitable vers la démocratie, la foule, ces derniers jours semble avoir brûlé son idole. Remâchant le sentiment d’être abandonné par les puissants, le peuple fourre en vrac la classe dirigeante, les élites, les riches et autres bouc-émissaires de ses malheurs. Et comme le gouvernement bat tous les records en matière de dépenses publiques, cette gabegie finit par nourrir la défiance, la méfiance, au niveau national.

Manif aux Cayes, véritable désaveu pour le clan Martelly, manif au Cap grossissant la personnalité de l’obscur Sénateur Jean-Charles considéré depuis comme un mal utile, manif au Plateau Central, manif à Miragoâne, manif à Port-au-Prince, où dans le regard sévère des citoyens déçus on lit en toile de fond les émeutes de la faim, la cherté de la vie, une rentrée scolaire hypothétique, une misère grimaçante, le tout dans une atmosphère de crise politique sérieuse avec des contestations sur la formation d’un Conseil Electoral mort-né, et en dernière heure manif annoncé à New-York contre la taxe déguisée de 1$50 sur les transferts vers Haïti, véritable sclérose de l’extrémisme. En effet, au regard des lois américaines, la taxe est illicite car, nul n’est autorisé à prélever des taxes sur le territoire américain pour compte d’un gouvernement étranger. Tôt ou tard, les compagnies de transfert qui se sont embarquées tête baissée dans cette suspicieuse aventure auront à répondre devant le fisc américain de cette évasion fiscale. Fort de tout cela, sachant que les politiciens sont dépossédés de pouvoirs réels par les forces malignes de la rue, voyant venir l’orage, j’ai interpellé le Président. Inutile Cassandre, mes avertissements ont été ignorés.

Aujourd’hui, le Président se retrouve entre deux feux. Que lui réserve demain ? Nul ne sait. A côté des gens visibles dans les manifestations de rues, d’autres acteurs dans les coulisses jouent ces drames et dans les rues, l’espace public, par excellence, se galvanise la critique collective contre les détenteurs du pouvoir. Et c’est là aussi que se joue le destin des mouvements politiques. Alors n’est-il pas nécessaire de réfléchir aux raisons, aux participants, aux lieux et à la manière dont se déroulent les événements ?

Il est regrettable que le Premier Ministre ait traité de mercenaires ses gouvernés exprimant leur indignation à travers des manifestations pacifiques, ce qui va à l’encontre de toute aspiration démocratique. A l’analyse, l’on doit reconnaître que la bonne foi ne soutient pas l’inexpérience politique à un poste aussi élevé. Il y a donc lieu de s’inquiéter car, il ne fait aucun doute que le Premier Ministre n’est non seulement pas à la hauteur de son ambition mais encore moins aux défis qui se posent. Ses discours et ses actions relèvent moins d’un homme politique que d’un homme d’affaires.

Le réveil a sonné. Le Président doit comprendre qu’il ne gagne rien au change dans le choix risqué de poursuivre la politique nihiliste de son prédécesseur René Préval. Il est reconnu que tout appel d’air créé par le vide porte en lui des ferments de tempête. Les analystes politiques sont unanimes à croire que le Président semble avoir pris pour devise la formule de Queuille : « Il n’est pas de problème qu’une absence de solution ne puisse résoudre ». Mais l’heure, maintenant, est à l’habileté politique car, les stratèges commencent à faire leur miel de l’angoisse, d’autant que l’anti-duvaliérisme manifeste de M. Lamothe n’est pas une politique. Dans le cas contraire, Le Président Martelly doit veiller à ne pas apporter de l’eau au moulin de ses ennemis pour ne pas rater la dernière marche du pouvoir. Déjà, les camps se battent comme des chiffonniers

Dr Jean L. Théagène
Miami, le 25 Septembre 2012