La Nuit de Noël

Un texte de Léon Laleau¹ publié la veille de Noël dans le quotidien Le Matin² édition du 24 décembre 1912.

 

Léon Laleau (1892-1979). Du journal Le NouvellisteParmi le bleu pailleté du soir, le vent apportant comme des ressouvenirs d’enfance et des parfums de nostalgiques ailleurs, dissémine en sonore ondulation la musique tumultueuse des cloches de Noël.

Le vent est léger et doux, si léger et si doux qu’il semble de l’infinie caresse qui s’éparse. Les vibrations des cloches sont enjouées, s’élargissent, emplissent l’éther et charrient jusqu’aux rives des lointains inaccessibles, un écho des effervescences de la ville sur laquelle, dans un tumulte de nonchalance exténue, la lune — une lune d’ouate glissant sur la ouate fuyante des nuages — laisse ruisseler ses diaphanéités pâlement bleues.

De partout fusent des exclamations allègres, des pleurnicheries sentimentales d’ivrognes, se mêlant au bruit sec du pétard et aux sifflements des feux d’artifices rayant l’air de leurs panaches de clarté pourpre.

Et nos rues, – longées de temps en temps par des formes aux teignons blancs, ou calfeutrés de redingotes qui se hâtent dans la direction de l’Église – sont piquées [sic] de petits fanaux de Noël qui, promenées par des mioches, vont, viennent, scintillent, se balancent.

Les petits fanaux de Noël sont si nombreux qu’on dirait par nos rues toute une constellation échappées de l’azur.

Vive Noël! Vive Noël!

C’est sans nul doute le cri de la nuit, une des rares nuits où tout Port-au-Prince s’émerillonne et réveillonne.

Les café par leurs baies oblongues projettent de la vie lumineuse et de la gaieté flamboyante. L’on y court prendre d’assaut les petites tables presque jamais inoccupées pour aller chercher au fond des coupes, – nonobstant parfois les chagrins qui s’insurgent – l’oubli des plaisirs effeuillés et le courage d’agir l’air d’être heureux en égrenant des jobarderies fatiguées …

C’est alors évoluant sous la lumière veloutée des ampoules électriques ensoleillant le plafond, parmi le chatoiement des miroirs, les chocs mouillés des verres qu’on rince et la pluie intermittente de la monnaie tombant dans un tiroir immédiatement refermé, toute la ribambelle des avinés qui jettent autour d’eux des cliquetis de lèvres sirotant de la liqueur et des propos du pitre qui se cognent dans un brouhaha incoercible.

[…]

Et les remous de la foule continuent, infatigables grondant.

Minuit… Les enfants pelotonnés dans la tendresse blanche des couvertures, –même ceux qui cette fois se promettaient de surprendre près de leur lit le petit Jésus– sont endormis. Sur les ailes du Rêve leurs petites âmes se sont envolées pour n’en redescendre qu’à l’aurore, vers un pays de Féeries où les leçons ne sont pas de mise, où la sévérité des pères est abolie et les gâteries des mamans toujours infinies… Leurs petites âmes se sont envolées jusqu’au pays du bleu où dans une éternelle enfance l’on passe sa vie à se nourrir de bonbons, à courir à travers des forêts d’arbres de Noël et où il ne faut que tendre la main pour cueillir une moisson de joujoux.

Minuit… Les effluves de la nuit dans un frisson de failles amalgament l’aboiement plaintif d’un chien aux abois et le rire d’airain des cloches rappelant aux ouailles que « c’est l’heure ».

A l’Église des voix éclatent et d’un tel fracas qu’elles en font trembler la voûte occellée [sic] de la fixité des étoiles d’or peintes.

Les oriflammes susurrent la douceur de leurs notes de soie.

Des cierges, de nombreux cierges fraîchement allumés, dans leur clignotement de feu, font dans le chœur avec le vague parfum de l’encens comme une motte de ciel nuageux d’où surgissent le geste de marbre de la Vierge auréolée de fleurs et l’étincellement d’or et de pierreries du prêtre qui, au bas de l’autel, drapée de richesse, le front ceint d’humilité semble, lui aussi, un « rêve sculpté ».

De vieilles femmes qui dormaient se réveillent, et sursautantes, laissent courir leur voix au secours des voix épuisées.

Parmi l’assourdissement de tant de lèvres diverses vociférant en fausset le « Minuit chrétien » il s’en faut que l’on entende l’orgue qui dans son habituelle monotonie verse – avec par moment des velléités de prestesse – la « languitude » de ses notes sourdes et voilées.

Au dehors le canon tonne. Des groupes en ribote traînant avec eux le tumulte et la frénésie de toutes leurs lèvres crient, vers on ne sait quel dieu indulgent des lambeaux cantiques que parfume leur souffle empuanti d’ivrognerie. Et l’espace bruissant [sic], au dessus du délire effréné de Port-au-Prince qui s’amuse sur le bleu glauque et pailleté du ciel et parmi la ouate légère des nuages, la lune, dans une prostration totale de courtisane assouvie, traîne sa morne impassibilité blanche.

Léon LALEAU

  1. Léon Laleau était âgé de seulement 20 ans quand il écrivit ce texte chargée de poésie sur cette fête à la fois chrétienne et mondaine. Pour un bref profil du ce journaliste et diplomate haitien, voir cette page: https://www.haiti-reference.com/notables/getperson.php?personID=I17&tree=ecrivains
  2. Le Matin. 6ème Année, No. 1731. Mardi 24 décembre 1912; p. 1.