Sans complexe devant l’histoire

Texte reçu le 2 août 2013

Par Jean L. Théagène

Toussaint et NapoléonQuand méditant sur un rocher de l’île de Ste Hélène où le retenait captif la soldatesque anglaise, Napoléon Bonaparte, foudre de guerre des armées françaises, vainqueur de cinq coalitions Européennes revoyait le film de sa vie, il devait assurément se rappeler ce Général Nègre que, quelques années auparavant, il laissa mourir dans son cachot du Fort de Joux.

On le devine aisément, souriant au triste souvenir de ses tractations avec l’esclave devenu Gouverneur Général à Vie de la plus riche Colonie Française. On se l’imagine encore s’insurgeant contre ce destin d’insulaire que lui imposaient les circonstances. Dérisoire souverain de l’Île d’Elbe après avoir connu toute l’ardente ferveur du sort des armes et la somptuosité démesurée d’un pouvoir presque continental, l’illustre prisonnier devait se rappeler sa correspondance soutenue avec ce Chef rebelle qui s’était toujours permis de le traiter d’égal à égal dans ses missives historiques : « Du Premier des Noirs au Premier des Blancs » ; tel fut l’exergue qui revenait, en leitmotiv lancinant, hanter ses réflexions sur la vanité existentielle. Telle fut la catharsis qui, au terme de sa vie tumultueuse et surtout bien remplie, devait lui indiquer, à lui, devant qui tous les souverains d’Europe se courbaient, toute la charge de dignité, toute la puissance de fierté, renfermées dans l’insignifiant corps d’ébène de Toussaint Louverture.

Au demeurant, le Fort de Joux avait vaincu l’Île de Ste Hélène. C’était là, la revanche de l’Histoire pour laquelle la différence entre les hommes, c’est celle que confère la justesse de la cause défendue tout au long d’une vie de dépassement face aux facéties d’un pouvoir esclavagiste qui révèle toute l’ampleur de la bêtise humaine. Dans la tradition de sa fulgurance, « L’Homme-Nation » avant terme, le Général Toussaint Louverture avait pris une longueur d’avance sur l’Empereur des Français, le non moins illustre Napoléon Bonaparte.

Mais d’où vient-il qu’aujourd’hui la Nation Haïtienne n’arrive pas à produire des météores semblables ? Se peut-il que l’héritage génétique haïtien soit tronqué des gènes et chromosomes des Toussaint, Dessalines, Christophe, Capois, Killick, Sully ? Où sont passés ces dieux, qui du haut de l’Olympe insufflaient aux défaillances haïtiennes cet esprit de résistance qui les a toujours mises à l’abri des déprédations internationales. Dignité perdue, fierté dégonflée ; pourtant, les résonances du lambi assiègent encore nos forêts dévastées et la crête dénudée de nos montagnes où s’était joué trois siècles durant, le destin de tout un peuple.

Les souvenirs se sont tus. L’ombre des géants de l’Histoire Nationale ne se profile plus à l’horizon pour renouveler leur Enseignement aux générations montantes. Ils ont tous failli, ces Présidents à Vie, dans leur mission de créer à l’ethnie noire, tel que projeté par l’Ancêtre sublime, un espace décent de vie, une aire normale d’épanouissement. Ils ont tous failli ces Rois d’opérette, ces Empereurs de guingois, ces marsupiaux de l’Hérédité Présidentielle dans leurs desseins de lourdaud qui croient pouvoir emporter dans leur linceul toutes les richesses terrestres dont la vie les a comblées. Ils ont voulu mettre un terme au patriotisme haïtien, un point final à l’expression de la dignité Dessalinienne, au témoignage de la fierté Christophienne. Une fois de plus, en ce moment où une certaine presse brandit comme un épouvantail le scénario du pire, en pleine nuit, bien avant l’aube, le Coq se met à chanter et les damnés de la terre haïtienne ont repris le chemin de Golgotha déjà comblé des reniements de Pierre. Où donc est passée la fierté haïtienne ? Qu’est devenue la dignité de toute une race d’hommes ? Aurait-on de si tôt laissé tomber dans les limbes de l’histoire les séquences de l’armée rouge, l’armée « domi nan bois », l’armée « cannibale », vent tempête et tout le bazar…

De telles horreurs semblent n’avoir ému personne quand tout porte à croire qu’on veut leur ouvrir les portes de la notoriété à un moment où l’opinion publique repousse la violence, le vandalisme. Et le gouvernement se doit de la soutenir pour effacer les images d’un passé déchirant auquel semble vouloir le ramener la faiblesse du pouvoir et une légère fraction de l’opposition. Pour mieux ajouter l’injure à l’insulte, sur les ondes d’une station de la Capitale, samedi dernier, un ancien Ministre de la Justice, pâle imitateur de Joseph Fouché, y apportait son grain de sel, oubliant que, quand la cour du mouton est sale, il ne revient pas au cochon de le dire.

Dans une Haïti, toujours en crise sociale et politique, une pseudo élite, qui a du mal à canaliser leur ambition de transformer leur vie en destin, cherchant désespérément une raison d’espérer, s’est de tous les temps, dans leur orchestration médiatique, servi du Dr François Duvalier comme une marchandise qui se vend bien. Loin de sculpter leur identité dans le bois de leurs origines, dans leur arbre généalogique avant de la durcir au tanin de la politique, dans leur médiocrité consternante et constante, arrogante et tapageuse, à travers cette démocratie de proximité où n’importe qui peut dire, peut faire, peut bloquer n’importe quoi, ils utilisent le Duvaliérisme comme symbole à sortir en toutes occasions.

Pour mieux se mettre en relief, ils font remonter l’Histoire au 22 Octobre 1957, diabolisant le Président Duvalier qui a eu tout de même droit à des funérailles de soleil, donnant ainsi la prime aux bonimenteurs de foire, aux démagogues, à la séduction, aux illusions. A quarante sept ans d’une mort physique et politique, ils n’ont de cesse de remuer les cendres de la dictature non pour l’éliminer mais pour l’imiter, l’honorer sinon la dépasser. Ainsi donc, les dernières vingt-cinq années noires après le 7 Février 1986 instituèrent une zone grise et un complexe camaïeu entre la frontière du Bien et du Mal.

Pourtant, qu’on ne s’y méprenne pas, dans ce pays à politique sociale mal construite, où le dialogue social reste extrêmement difficile, où s’est toujours développée, tout le long de son histoire, une relation sociale agressive, conflictuelle, cette querelle qui renvoie Haïti aujourd’hui à sa plaie identitaire est loin d’être mesquine. Dans leur ambition démesurée de voir filer le destin du Président Martelly au fil de l’eau sale du moment, ils en viennent à associer Duvalier, cet homme d’ordre et d’autorité, à la gouvernance actuelle. Tout compte fait, le Président Martelly n’a pas su se mouvoir dans les subtilités psychologiques du rapport de forces d’autant plus aisément qu’il parait pouvoir se passer d’être aimé à condition d’être écouté. L’Histoire, ayant basculé la nuit du 22 Avril 1971, les Duvaliéristes ne font que savourer aussi silencieusement qu’ils le peuvent les compliments de ceux qui les louent et les attaques de ceux qui ont du mal à cacher leur admiration à défaut de réhabilitation. Ils ont la durée pour eux et ils laissent le temps à leurs contempteurs.

Dr Jean L. Théagène
Miami, le 1er Août 2013