Du pouvoir inconditionnel à l’indifférence absolue

Texte reçu le 13 septembre 2011

Par Jean L. Théagène

« On peut parce que l’on croit pouvoir »
(Virgile dans l’Enéide)

Le Pouvoir est un virus qu’on attrape et dont on guérit difficilement. Cette maladie n’épargne pas la plupart des leaders haïtiens en mal de messianisme. Chacun d’eux se croit investi d’une mission permanente de sauvetage de la Patrie ballotée par les raz de marée épisodiques d’une histoire toujours maintenue dans l’œil du cyclone. De 1804 à nos jours, aucun répit n’est laissé à une population plus portée sur les débordements de joie collective que sur les jeux de guerre qui se font fort de remplir les nécropoles. « Bon Dieu bon » reste toujours le refrain de l’haïtien authentique. Une charge intérieure d’espoirs dont pourtant personne ne tient compte. Au contraire, l’adversité simple, apanage de tous les humains, est utilisée comme agent corrupteur de vertus, spoliateur de valeurs de civilisation. Et l’on y substitue la fatalité aux serres rigides pour incurver l’histoire dans le sens de ses desseins et de ses intérêts.

C’est un peu l’aventure des mouvements politiques de ces vingt-cinq dernières années, à cette époque où le choix du leader coïncidait avec les aspirations du peuple trop longtemps maintenu hors des centres de décision. Ignorant délibérément l’étymologie anglo-saxonne du vocable leader ( to lead, anglais) signifie conduire, les soi-disant leaders se sont toujours placés en aval des protestations populaires pour mieux exploiter la fureur des flots. Ainsi, ils apparaissent comme des complices plutôt que comme des conducteurs. À la vérité, ils sont moins que des pleutres à la traîne de la populace. Car eux, ils ont conscience de ce qu’ils font et ce qu’ils font, ils les exécutent en experts. Grâce à cette méthode de combat, ils détiennent un pouvoir totalitaire, un droit de vie et de mort sur tous leurs concitoyens. Voilà ce qu’on appelle le Pouvoir absolu qui n’est autre que celui détenu par un seul être sur dix millions.

Quoiqu’il en soit, la problématique du pouvoir en Haïti confère à toute tentative d’analyse sérieuse un caractère tragiquement dogmatique. En effet, si le Pouvoir-fonction s’acquiert avec la pratique de gestion de la chose publique, le Pouvoir-absolu n’est autre qu’une déviation du Pouvoir-service dans la dérive de sa perspective socio-historique. En clair, cela revient à dire que tout Chef d’Etat passe toujours dans un premier temps par le simple exercice d’un Pouvoir-fonction dont il est le plus haut exposant pour, dans un second temps, être tenté par l’absolutisme du pouvoir lui-même engendré par un désir immodéré de personnalisation de l’autorité suprême. De telles subtilités échappent au jugement du commun des mortels mais pourtant, elles sont perçues, ressenties dans toute leur acuité par les esprits retors à la direction des affaires de l’Etat ces vingt-cinq dernières années. À preuve, la moindre de leurs prestations est indubitablement liée à un besoin d’acquérir un peu plus d’ascendance sur des esprits prêts à accueillir non pas un chef mais un messie.

Le pouvoir absolu tel que défini par les best-sellers de la politologie s’applique comme un gant à ces régimes boulevardiers. Il participe de leur influence sur les foules auxquelles ils ne font que tenir un langage hypocritement évasif. Pourtant, ce sont toutes ces erreurs, toutes ces fautes issues de leur absolutisme qui finiront par les dépouiller de leur charisme car le peuple n’a jamais hésité à confirmer sa déception que, de toute évidence, il exprime au crépuscule de ces régimes. Mais le pouvoir autocratique, d’abord inconditionnel, se heurte inévitablement à l’indifférence absolue du peuple et ces monarques inconséquents ont tout le temps, si le verdict de l’histoire leur en laisse, pour méditer sur les nombreux torts faits à leurs propres descendants.

Sur ces entrefaites, l’autre versant de la montagne nous retrouve en plein désarroi, ce désarroi chronique dont l’haïtien est coutumier et qui troque son désespoir de circonstance contre la matérialisation d’un instinct suicidaire profond. Étranger dans son propre pays, ne bénéficiant d’aucune mesure de sécurité sociale, l’Haïtien moyen et le laissé pour compte ont tendance à solliciter et à accepter sa prise en charge permanente par la communauté internationale qui, à présent en abuse. Il consacre par ainsi, la faillite de son système politique et tourne ses regards vers d’autres points de croissance qui placent l’homme et son épanouissement au faîte de leurs préoccupations.

Au fond, après avoir dressé l’haïtien contre l’haïtien, les puissances néo-colonialistes, tout en se donnant bonne conscience, s’accrochent à leurs prérogatives hégémoniques. Dans le cas spécial d’Haïti, elles font pression sur les responsables politiques pour que ces derniers acceptent le fait de l’occupation prolongée du territoire national par la MINUSTAH, en alléguant des problèmes d’insécurité ou d’impréparation de la Police Nationale. Au demeurant, nous voyons mal ou nous ne voyons pas du tout comment le Président Martelly pourra bien s’en sortir sans casse. D’abord, il n’a pas les moyens d’une telle politique et la possibilité de mobiliser la population étant fonction de son charisme personnel, il ne pourra pas certainement traiter les grands dossiers qui l’attendent sans le secours de l’étranger qui les a instruits et introduits dans le panorama politique national. Finalement, il ne sera en mesure de diriger ce pays que s’il consent à faire des compromis avec les puissances d’occupation. Par esprit de conciliation, le Président y sera certes, obligé. Mais à quel prix ?…

« Le sang, dit-on, est la sueur des héros ». Combien de temps allons-nous accepter que le sang haïtien soit versé en vain ? Car, il en sera encore versé. Si ce n’est pas celui de Jhonny à Port-Salut, ce sera certainement celui des opposants à la privatisation, à la prolongation du mandat de la Minustah, à la démarche de la nouvelle force de Police… Tant que nous n’aurons pas compris que le ciel est plein d’étoiles qui, pourtant, ne se heurtent pas dans leur course vertigineuse, Haïti continuera à se chercher dans les mares de sang et les ombres dessinées par le feu des Oracles avant de pouvoir se mirer dans les eaux claires du Progrès et la clarté de la Lumière du vingt et unième siècle.

Jean L. Théagène
Miami, le 13 Septembre 2011