Le plus prestigieux prix littéraire du Québec décerné à Joël Des Rosiers, un écrivain d’origine haitienne

Texte reçu le 7 novembre 2011

Par Robert Berrouet-Oriol (1)

Le Prix du Québec / Prix Athanase-David 2011 (2), le plus prestigieux prix littéraire du Québec, sera décerné le 8 novembre prochain à la Salle du Conseil législatif de l’Hôtel du Parlement, dans la ville de Québec, au poète, psychiatre et essayiste Joël DES ROSIERS pour l’ensemble de son oeuvre. Le Prix Athanase-David a été créé en 1977 lorsque, « pour refléter la richesse et l’essor de l’activité culturelle, artistique et scientifique dans la société québécoise », le gouvernement a instauré les fameux « Prix du Québec ». Le Prix Athanase-David est l’un des douze Prix nationaux que le Québec accorde chaque année dans des domaines tels que les arts visuels (Prix Paul-Émile-Borduas), les sciences naturelles et le génie (Prix Marie-Victorin), la promotion de la langue française (Prix Georges-Émile-Lapalme) la création ou le développement d’institutions de recherche ou l’administration et la promotion de la recherche (Prix Armand-Frappier).

D’une voix forte, le Québec le dit en ces termes : « La contribution exceptionnelle de la lauréate et des lauréats à la discipline dans laquelle ils ont choisi de faire carrière est le fruit de leur persévérance, de leur détermination, de leur soif de connaissances et de leur disponibilité constante à transmettre leur savoir-faire. L’héritage qu’ils laissent à la société québécoise est inestimable. Nous sommes très fiers d’en saluer la valeur en leur décernant la plus haute distinction accordée par le gouvernement du Québec dans les domaines de la culture et de la science », ont souligné la ministre de la Culture madame Christine St-Pierre et le ministre délégué aux finances monsieur Alain Paquet lors du dévoilement des noms des lauréats au cours d’une conférence de presse tenue le lundi 31 octobre dernier aux Archives nationales.

On retiendra cette caractéristique essentielle des douze Prix du Québec : IL S’AGIT D’UN HOMMAGE NATIONAL QUE LE QUÉBEC ACCORDE À L’OEUVRE D’UN CRÉATEUR (un écrivain, un artiste, un chercheur, etc.) AU TITRE DE SA CONTRIBUTION, MAJEURE, À LA CULTURE QUÉBÉCOISE. C’est donc un hommage national –le PRIX ATHANASE-DAVID 2011, le plus prestigieux prix littéraire du Québec–, que recevra Joël DES ROSIERS le 8 novembre prochain, et cette distinction répond à des critères précis auxquels se conforme un jury.

Critères, jurys et évaluation des dossiers

Chaque année, des institutions ou groupes de personnes reconnues dans leurs champs de compétences culturelles ou scientifiques soumettent un dossier destiné à soutenir la candidature d’un artiste, d’un écrivain ou d’un chercheur. Pour chacun des Prix du Québec, les candidatures sont évaluées par des jurys distincts formés de trois à cinq personnes. La ministre de la Culture, des communications et de la condition féminine désigne les jurés des prix culturels, qui sont des personnes représentatives des disciplines reconnues pour les prix. On ne peut se porter soi-même candidat ou candidate à un Prix du Québec, et on ne peut pas non plus être membre d’un jury et candidat à ce même prix.

Le dossier du candidat au Prix Athanase-David doit répondre aux critères et qualités suivants :

    1. la qualité et la force de l’écriture,
    2. la continuité dans la carrière,
    3. le rayonnement de l’oeuvre et de l’écrivain,
    4. le caractère novateur et l’envergure de l’oeuvre,
    5. l’apport de la personne à la vie culturelle québécoise.

Dans le droit fil de ces critères, le jury de la cuvée 2011 du Prix Athanase-David –composé de Jean-François Beauchemin (président), Mario Brassard, Francine Noel (membres)–, honore cette année l’oeuvre de Joël DES ROSIERS. Et cette reconnaissance nationale de l’oeuvre du poète a été précédée de celle d’écrivains majeurs du Québec parmi lesquels Gaston Miron (1983, Prix Guillaume Apollinaire 1981); Marie-Claire Blais (1982, Prix Médicis 1966 et Prix de l’Académie française 1982), etc.

L’oeuvre primée par le jury du Prix Athanase-David 2011 comprend les titres suivants, presque tous parus aux Éditions Triptyque à Montréal :

Catégorie Poésie :

  • Métropolis Opéra. Montréal / La Tronche (France): Triptyque / Vague à l’âme, 1987.
  • Tribu. Montréal: Triptyque, 1990;
  • Savanes. Montréal: Triptyque, 1993;
  • Vétiver. Montréal: Triptyque, 1999;
  • Caïques. Montréal: Triptyque, 2007;
  • Lettres à l’indigène. Montréal: Triptyque, 2009;
  • Gaïac. Montréal: Triptyque, 2010;

Catégorie Nouvelle :

  • Un Autre soleil (2007).

Catégorie Essai :

  • Théories caraïbes. Poétique du déracinement (1996, 2010).

Il est important de noter que l’oeuvre de Joël Des Rosiers a été saluée par nombre de distinctions, notamment :

  • 1990: Finaliste du prix du Gouverneur général, pour ‘’Tribu ».
  • 1993: Prix de l’excellence artistique de la Ville de Laval, pour ‘’Savanes ».
  • 1997: Prix de la Société des écrivains canadiens pour ‘’Théories caraïbes. Poétique du déracinement ».
  • 1999: Grand Prix du livre de Montréal, pour Vétiver.
  • 16e Grand Prix du Festival International de la Poésie, Trois-Rivières, pour Vétiver.
  • 2010: Invité d’honneur, Salon du livre de Montréal.

L’acte d’écrire à l’endos des ordonnances

Voici en quels termes la journaliste culturelle Francine Bordeleau(3) nous trace le portrait du lauréat :

    « Poète, essayiste et psychiatre, Joël Des Rosiers appartient à la longue lignée féconde d’écrivains-médecins, qui va notamment par des voies entremêlées d’Empédocle, Rabelais à Arthur Conan Doyle, Louis-Ferdinand Céline, Gottfried Benn, Antonio Lobo Antunes, ou encore André Breton, Maurice Blanchot, Jacques Stephen Alexis et Jacques Ferron, figures vouées à la double identité littéraire et scientifique qui ont façonné son panthéon culturel.

Issu d’une vieille famille du Sud, Joël Des Rosiers est l’aîné de trois frères et de trois soeurs. Son père, juriste, lui donne le goût des lettres en l’emmenant se promener au bord de la mer et en lui récitant entre autres le poème « À une dame créole » de Baudelaire, sa mère, neuropsychologue, lui communique son intérêt pour l’exploration de la psyché. Il découvre sa double vocation dès l’enfance aux Cayes, en Haïti, qu’il quitte à l’âge de 10 ans lorsque ses parents, opposants de la première heure à la dictature, gagnent Chicago, New York et enfin Montréal, par choix de la langue française. La poésie se révéla vitale à cet enfant affligé d’un grave bégaiement. « Affaire de souffle : quand je récitais un poème, le trouble disparaissait. »

Au début des années 1970, Joël Des Rosiers, alors étudiant en médecine, suit à Strasbourg, en France, les séminaires du psychiatre et psychanalyste lacanien Lucien Israël. Celui qui rappelle aujourd’hui que « la naissance de l’humanisme doit beaucoup à la conjonction de la littérature et de la médecine » y organise l’accueil de réfugiés clandestins et participe à la défense des sans-papiers, « peut-être par identification en raison de mon état d’exilé », hasarde-t-il. Cela étant, le poète se veut hors « des impasses » de la nostalgie et de l’exil – qu’il nomme aussi ex-île, jeu de mot révélateur de ses « rapports ambigus » avec le pays natal –, et l’annonce dès son premier recueil, Métropolis Opéra (Triptyque, 1987), par cette « anti-dédicace » : « À toi qui geins sous le Tropique, ces vers ne sont pas dédiés. »

Provocation? Nenni : Métropolis Opéra, bien qu’écrit sous « la dictée de la mémoire », puise à la vie de ces grandes scènes postnationales et multiraciales que sont les mégalopoles, et bien que traversée par le déracinement, l’errance, la migration, le métissage, l’oeuvre tout entière se caractérise d’abord par un extraordinaire travail sur la langue. Partisan des explorations formelles et esthétiques, Joël Des Rosiers se réclame d’une écriture « froide, presque clinique » – d’ailleurs se glanent ça et là des termes scientifiques parfois empruntés au lexique médical pour leur étrangeté sonore –, à distance de ce qu’on appelle inspiration, mais nullement incompatible avec la sensualité : de nombreux actes de langage dans sa poésie s’accomplissent au nom du corps féminin. « Je plaide pour une biodiversité lexicale », dit-il, et celle-ci se parachève, dans le poème, par la polysémie, l’érudition, les jeux langagiers, l’intertextualité et le recours à plusieurs niveaux de langue. Et le tréma, inscrit dès l’origine dans le prénom Joël, et retrouvé dans Haïti, Caraïbe, comme dans le titre de certains recueils, doit sans doute être élu comme signe initial de sa poésie.

Son projet poétique, sa conception de l’écriture et même sa vision du monde, Joël Des Rosiers les a formalisés dans Théories caraïbes. Poétique du déracinement (1996), un essai composé entre autres de textes critiques sur des écrivains caribéens. Lauréat, en 1997, du Prix de la Société des écrivains canadiens, le livre ajoute une contribution forte, sinon nécessaire, à cette réflexion sur la mémoire et l’identité qui habite ardemment plusieurs sociétés, dont le Québec. Joël Des Rosiers, géographiquement déraciné mais « tout à fait enraciné dans les traces et dans la mythologie de la culture », écrit-il dans cet essai, effectue là un passage entre Haïti et le Québec pour démontrer, au final, que le déracinement s’inscrit comme le propre de la condition postmoderne.

De l’Argentine à la Chine, Joël Des Rosiers a beaucoup voyagé, et si sa fréquentation des grandes villes tout comme sa passion pour l’architecture et la peinture contemporaines alimentent Métropolis Opéra, le recueil suivant, Tribu (1990), se ressent fortement d’un séjour parmi les Touaregs du Sahel en 1987. Ce recueil où les « poètes ont fui la tribu braver le soleil froid » inscrit en filigrane le rôle du poète tout en portant l’idée que « le XXIe siècle sera tribal » et se déroulera à l’enseigne du nomadisme, l’autre horizon du déracinement. La tribu, dit Joël Des Rosiers, est « un espace tiers entre ces deux écosystèmes anthropologiques que sont la famille et la nation », un espace intermédiaire aujourd’hui en mutation permanente. « Les populations humbles et asservies sont fragmentées mais se reconstituent autour d’un NON essentiel porté par ces vecteurs numériques tribaux que sont les réseaux sociaux. À cet égard, ceux que j’appelle les “voyous démocratiques” – ces errants porteurs d’insoumission, ces itinérants imbus de technologies – , nous révèlent les pressentiments décisifs qui annoncent le retour du monde à la poésie. »

Persuadé à la fois de la responsabilité de l’écrivain au regard du monde et du caractère éminemment politique de l’écriture, observateur lucide et critique de sa société et des mouvances planétaires, Joël Des Rosiers n’est pas seulement un poète : il est aussi un intellectuel au sens sartrien du terme. Une posture que n’aurait sûrement pas désavouée son aïeul Nicolas Malet, un colon français et officier signataire de l’Acte d’indépendance d’Haïti! Nul doute que « l’horreur politique et obscurantiste » installée en 1957 a exacerbé le goût de la liberté chez le médecin-poète. Et cette question identitaire, leitmotiv de l’oeuvre, qui lui est si chère, prend un tour capital en nos temps de mondialisation. Jusqu’à un certain point, donc, ceci explique cela.

Parmi ses titres fétiches, Joël Des Rosiers nomme Savanes (1993), Vétiver (1999) et Gaïac (2010). Le premier nous convie à l’origine du monde, là « d’où vient la terre d’où vient le paradis » : c’est Haïti, lieu violé par Christophe Colomb, « lent amiral aux lombes de Maria/ aux champs d’amour jonchés de prières infâmes ». Le deuxième, qui se lit comme un heureux et très charnel hommage aux Cayes, compte assurément parmi les dix recueils majeurs de la poésie québécoise, et a été fort justement honoré du Grand Prix du livre de Montréal et du Grand Prix du Festival international de la poésie (sa version anglaise a aussi été récompensée du Prix du Gouverneur général en traduction). Quant au troisième recueil, foisonnant kaléidoscope d’odeurs, de formes et de couleurs où n’est pas sans résonner l’écho du séisme de janvier 2010 qui devait laisser Haïti exsangue, son auteur avait déjà décidé du titre lorsqu’il a découvert cette légende des Indiens Muisca de Colombie qui associait le gaïac, un bois très dur, à l’origine des tremblements de terre. Émouvante découverte qui conduira à un « recentrement » du recueil.

Se démarque encore Caïques (2007), du nom d’une petite embarcation en usage dans la mer Égée, où s’entremêlent les impressions des cayes (au sens d’îles) et des lieux de passage et d’exil traversés par l’auteur, une évocation puissante de la figure du père disparu et la sensualité des corps des femmes. Autre variation sur les thèmes jamais épuisés que sont la quête des origines, l’errance, la description des espaces, la mémoire, la mélancolie assumée, les sens, sur ces sillons creusés par un scribe qui se « situe dans une parole incantatoire », et qui affirme que « le poète déchire la langue car il est un étranger dans sa propre langue ».

Ce penseur de l’identité qu’est Joël Des Rosiers est à peaufiner le concept de métaspora, né plus ou moins de l’expérience créole, dont les tenants et les aboutissants seront explicités dans un ouvrage intitulé pour l’heure Métaspora : Essai sur les patries intimes. « La métaspora est l’au-delà de la diaspora. Placée sous le signe du provisoire, de l’éphémère, fabrique d’espaces culturels dysharmonieux qui traduit ce que vivent les migrants dans le réseau mondialisé dans lequel ils sont insérés à leur corps défendant, la métaspora procède d’une logique d’improvisation de l’espace, d’un désir de dépaysement. C’est ce mouvement ambivalent qui conduit les migrants à se constituer en métaspora, c’est-à-dire à devenir les cosmopolites de leur propre culture, les étrangers de leur propre langue. »

La métaspora, ou le propre des migrants contemporains, qu’ils soient des Caraïbes, d’Afrique ou d’Occident… Nous conviant à cette nouvelle façon de penser l’identité, Joël Des Rosiers, poète, psychiatre, témoigne d’une conscience aiguë de son temps, à laquelle n’est sans doute pas étrangère la nostalgie créatrice de l’ex-îlé. »

Par Robert Berrouet-Oriol
Linguiste-terminologue
Montréal, le 3 novembre 2011

  1. Robert Berrouët Oriol est linguiste-terminologue et poète. Dernier livre publié en collaboration : « L’aménagement linguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » — Éditions du Cidihca, Montréal, février 2011, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Port-au-Prince, juin 2011.]
  2. www.prixduquebec.gouv.qc.ca/recherche/desclaureat.php?noLaureat=429
  3. Francine Bordeleau : http://www.prixduquebec.gouv.qc.ca/recherche/desclaureat.php?noLaureat=429