Discours de réception du Prix du Québec / Prix Athanase-David 2011 de Joël Des Rosiers

« En couronnant l’ensemble de votre oeuvre, le jury du Prix Athanase-David a fait preuve non seulement d’audace, le caractère de vos écrits étant littéraire et scientifique, mais aussi de clairvoyance, en reconnaissant la valeur du projet poétique qui vous habite ainsi que la vision du monde qui vous a conduit à cheminer sur la voie du déracinement, entre Haïti et le Québec, terme que vous avez défini comme le propre de la condition postmoderne.

Administrateur et vice-président de l’UNEQ (Union des écrivaines et écrivains québécois) entre 1993 et 2003, vous nous donnez l’exemple d’un écrivain engagé dans son écriture auprès des siens et des plus démunis de la société. Pour tout cela, nous vous remercions sincèrement et vous souhaitons de poursuivre votre création dans les meilleures conditions possibles. »

Danièle Simpson, présidente, UNEQ

De Joël Des Rosiers

Texte reçu le 11 novembre 2011
courtoisie d’Alix Renaud et de Denise Bernhardt,
SPF – Déléguée pour Haïti

Joel Des RosiersJ’ai écrit mon premier poème sur la musique de la pluie tombant sur les toits de tôle, à l’âge de huit ans. Longtemps après, l’éblouissement ressenti ce soir-là demeure en moi, inaltérable. La littérature allait changer ma vie. Depuis, je n’ai jamais cessé d’y croire. Ma mère me raconte encore qu’elle trouvait régulièrement des poèmes, griffonnés sur des bouts de papier, dans les poches de mes pantalons. Et les petits cousins, invités à mes fêtes d’anniversaire, étaient sûrs de rapporter avec eux les cadeaux qui m’étaient offerts si ce n’étaient pas des livres…Je leur dis merci à ces objets singuliers que j’idolâtrais ainsi qu’à tous mes maîtres, les cliniciens ès lettres, dont les œuvres et la langue comblèrent mon enfance d’émerveillement et d’aventures. Ils furent nombreux à la source de ma vocation. Et aujourd’hui, j’apporte ma foi dans le culte du livre.

Recevoir le Prix du Québec est un cadeau infini. Si l’État vous décerne sa plus haute distinction, en tant qu’individu, il est très difficile de trouver un cadeau plus vaste, plus beau, au nom de la multitude. Car le Québec est le lieu qui a accueilli ma famille, égarée par la terreur de l’histoire, le lieu de la blessure guérie, le pays dans lequel je travaille, mon territoire de vivre. Si tant d’hommes de par le monde ne vivent pas là où ils sont nés, c’est que nous sommes de tous les lieux où nous vivons et où nous avons vécu. Je suis ému de la place symbolique et réelle qu’occupe mon œuvre au sein de la littérature québécoise. Par sa résistance au grand, au grandiose, au grandiloquent, elle m’a appris à renoncer à la notion héroïque d’œuvre : ce qui s’esquisse alors est une pensée qui allège de la pesanteur, de la profondeur et du sérieux des idéologies de la signification et de la représentation.

Cette attitude qui n’est pas exactement le sacré ou la prière est le secret du recueillement. De jeunes poètes se sont emparés de mes livres dans la jouissance des sons et une manducation très concrète des mots. À leur tour, ils devront passer sous les laures, les portes étroites de la poésie. Au moment de partager avec tous l’honneur qui m’échoit, l’écriture m’apparaît alors comme la trace d’un sacrifice. Une langue, une mer, une presqu’île et tous les morts pleurés de loin me font fête sur les cayes.

Ma phrase ne s’est pas voulue somptueuse sauf à l’être dans le manque et les défaillances. On n’écrit pas de la poésie. La phrase vient. Toute seule. Elle vient de la grande phrase prise au peuple parce que la poésie est une langue publique, chargée du prestige que confèrent les cérémonies solennelles, les prix et les rituels de reconnaissance. Pourtant je sais que la phrase ne vient pas d’une célébration, ni d’un exil, ni d’une nostalgie mais d’un saisissement. Ce sont les retombées de ce ravissement qui sont les plus stimulantes pour la sensibilité et la pensée.

Il existe donc un prix pour avoir situé la littérature à partir de la médecine, sorte de subversion, de forfaiture, qui caractérise la sauvagerie de ma présence au monde, sans quoi rien n’aurait pu être avec largesse. Que cherchons-nous au juste en faisant sans cesse le parcours de la littérature à la médecine sinon une secrète dualité ? L’origine serait donc à découvrir dans l’ambiguïté du dédoublement de l’écriture. L’acte d’écrire s’exalte à l’endos des ordonnances comme la métaphore de toute création, de ce qui reste inaccessible au regard.

Ajouter la littérature à la médecine me contraignait de rendre aux hommes le don insidieux que j’ai reçu de leur souffrance. On peut rapporter ce que je fais à la médecine, sans plus de formalités. Je n’ai de passion que la médecine. Et les mots pour la dire sont pleins d’une étrange poésie. L’écrivain – médecin est cet homme qui porte en lui les formes intellectuelles et les inquiétudes de la culture contemporaine. C’est qu’il y a de nombreux points de rencontre entre poésie et psychiatrie. Ne serait-ce que dans l’écart entre le monde et le mot que comble le délire. Je ne cesserai de révéler les secrets de ma fabrique à quiconque en fera la demande. Mon poème prétend à une vertu curative, un pharmakon, un remède pour repousser le trauma, chasser la mort et s’ouvrir à l’amour.

Hasard ou coïncidence, le prix a été dévoilé le jour où la terre fut grosse de 7 milliards d’humains. Le monde va continuer à survivre dans une déveine gigantesque avec la beauté et le sport, la science et la cuisine, la musique et la littérature qui sont des merveilles, des actes d’amour. La poésie s’oppose à cet effondrement. Elle aide à humaniser le monde car l’art n’existe que pour éprouver la sensation de vivre. Aussi l’art excède-t-il la vision d’une époque ou contribue à en promouvoir une autre lorsque celle-ci semble dépassée.

Une nouvelle fois, il se trouve que je voudrais commencer par la blessure. J’accepte. J’accepte d’être gouverneur de l’hiver. J’accepte de porter ce prix si humain, comme symbole de la construction textuelle et spirituelle de soi, dans le froissement interminable du silence quand on arrive à s’affranchir de l’histoire, à supporter d’être son propre point de départ. Et à fabriquer le poème pour l’oreille des vivants car il suffit d’une oreille pour que le poème illumine le monde.

Joël Des Rosiers

Québec, Hôtel du Parlement
8 novembre 2011