La politique de l’absurde

Le Choix Décisif, 2006. Photo de Gilbert GarcinLaissons de côté les définitions de l’absurde qu’ont pu donner les philosophes, les psychologues et les dramaturges. Pour nous, l’absurde, c’est la complaisance dans les contradictions, c’est l’adoption permanente d’une attitude tendant à créer des chocs sociaux, ce sont les décisions conscientes qui empêchent notre élan, compromettent notre souveraineté, ou pire, accélèrent notre destruction.

De cette vue, nous pouvons dire, nous qui observons de très près les événements qui se déroulent en Haïti depuis plus de 20 ans et avons une nette notion de l’histoire du pays, que nous vivons une situation des plus absurdes avec la fin du mandat du président provisoire, Jocelerme Privert, selon l’Accord du 6 février qui stipule dans son article, paragraphe 7 :

« Le mandat du président provisoire est de 120 jours maximum à partir de la date de son installation. Le cas échéant, l’Assemblée nationale prendra les dispositions qui s’imposent. »

Les parlementaires à qui revient donc la responsabilité de « prendre les dispositions qui s’imposent », en Assemblée nationale, ont affiché une nonchalance déconcertante en refusant de prendre les mesures préventives qui s’imposaient pour que, le 14 juin, il y ait continuité sans difficultés. Et pourtant, ils savaient bien depuis tantôt deux mois, avec le non-respect du calendrier prévu par ce dit-accord, que cette décision devrait inéluctablement être prise.

L’absurdité comporte des fois une bonne dose d’irresponsabilité, mais elle découle surtout et avant tout de ces opérations mentales qui nous font prendre des décisions importantes en nous confiant à nos bas instincts ou nous poussent à filtrer tout dans la passoire de nos intérêts personnels. Nous le voyons dans l’attitude des parlementaires et les groupes qui les soutiennent. Confrontés à ce problème sérieux, à cet événement qui pourrait facilement faire basculer le pays déjà au bord de l’abîme, certains ont pratiqué le marronnage, d’autres se disent en état de protestation. Leurs notes (rectificatives, avec ou sans sceau), leurs interventions dans les médias en ce mercredi 15 juin le montrent bien. Leurs discours qui ne correspondent nullement à la réalité sont prononcés dans un langage désarticulé et incohérent.

Le parlement n’est pourtant pas le seul à créer l’imbroglio de ce début de semaine. Le président Privert a également sa grande part de responsabilité. Il devrait se rendre compte dès le début que l’application des termes de l’Accord dont il a été le cosignataire serait impossible dans le délai fixé : 120 jours réduits dans les faits à 90 pour replâtrer le CEP, créer une commission de vérification et attendre son rapport, tenir le second tour des présidentielles et conclure les législatives! Il a fallu plus de trois ans au gouvernement précédent pour entreprendre plus ou moins les mêmes démarches, et nous connaissons tous les résultats. La complaisance dans l’absurde du président provisoire fut portée à son paroxysme, quand il se porta candidat et se fit élire par ses pairs.

Que dire de cette société civile fracturée qui se perd par ses positions antipatriotiques et ses représentations verbales constamment ruminées?

Quant aux partis politiques les plus populaires qui vivent entre un idéalisme révolutionnaire et un scepticisme radical, décriant tout ce qui ne vient d’eux, ils ne font que réanimer, par  leurs interventions et leurs alliances éphémères, le feu de la destruction. Ils oublient ainsi que la politique de l’absurde a ses conséquences dont le rejet par le peuple qui observe sans mot dire.

Et dire qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté de la part de chacun, d’un certain sens patriotique et de la recherche du bien commun de la part des dirigeants, d’un désir sincère des élites de contribuer au développement du pays sur qui ils ont fait leur beurre pour qu’on chemine dans le bon sens.

On nous dira bien que cette absurdité dont nous parlons ne date pas d’aujourd’hui. Nous en convenons.

Trente ans plus tôt, nous nous sommes soulevés contre l’absurdité d’un régime qui avait mis en place un mécanisme de violence et d’exclusion abjecte. Nous nous sommes par la suite promis de ne jamais y revenir. Nous avons même créé une charte qui devrait servir de garde-fou.

Et voilà, aujourd’hui, nous s’y sommes à plein. De nouveaux mécanismes ont été créés et mis en place par notre propension à toujours faire table rase ou à se lancer dans des règlements de compte. Le régime d’autrefois ne voulait pas gouverner avec la présence sur le terrain de ses critiques. Alors, il exilait, tuait et faisait tout pour inspirer la peur. Aujourd’hui, nous continuons à exclure sans forme de procès nos adversaires politiques et ceux qui osent nous questionner. Nous nous accaparons de la machine électorale. Nous fraudons. Nous décrions toute démarche tendant à démasquer les fraudes.

Quand donc nous finirons par nous défaire des résidus de cette absurdité qui a marqué notre existence et qui nous a valu bien des déboires? Quand donc nous finirons par adopter un comportement digne et qui pourra conduire à la création de cette Haïti nouvelle dont nous rêvons tous?

Parlementaires, chefs du pouvoir exécutif, directoire des partis politiques, membres influents de la société civile, à vous nous nous adressons.

J.A.