Michel Soukar démasque le président Fabre Geffrard. Cora Geffrard : Mention spéciale de l’ADELF

Texte reçu le 27 décembre 2011

Par Robenson d’Haiti

Michel Soukar, Copyright Mémoire d’encrierL’année 2011 tire à sa fin. Et, deux ans à peine  après sa publication, le roman de Michel Soukar, Cora Geffrard(1) s’est vu décerner une mention spéciale du grand prix littéraire Caraïbes de l’Association des écrivains de langue française (ADELF). Au fait, c’est une mention spéciale  pour  une mission spéciale.

Cora Geffrard, la fille du Président Fabre Geffrard(2), meurt assassinée. Seize accusés sont fusillés. Étaient-ils les véritables assassins ? C’est justement à cette énigme que s’est attaquée la  plume de l’historien sur un territoire hautement romanesque et romancé.

Dans ce roman de Michel Soukar, le pari ne se joue pas seulement  au niveau  du déchiffrage de  l’énigme, mais également au niveau de la cohabitation de deux genres : le roman et l’histoire, qui ont chacun sa propre motivation et son aura. L’histoire étant le récit du passé. Voyez-vous ? Les faits historiques ont leur situation spatio-temporelle distincte de celle que peut créer l’imaginaire d’un romancier. L’auteur s’en est bien sorti, et avec brio, en projetant sur des  événements  historiquement vérifiables le souffle de la fiction.

Cora Geffrard, la protectrice du peuple est assassinée. Et, justice doit être faite. La majorité du corps social l’exige : « Cora était notre part ! Notre seule petite part ! (…) C’est Cora que cet enragé a osé tuer ! Je fais soixante-dix-sept fois le serment de découvrir ce chien…Dussé-je dépenser tout mon petit argent chez tous les sorciers du pays… »

Mais, la vraie justice risque de mettre en péril l’État, l’honneur, voire le pouvoir du président, prévient Abel Nau, le père de l’assassin, qui vraisemblablement ne joue pas.  Il menace de rendre publique la lettre dont son fils agronome et assassin est l’auteur pour que tous sachent le bien-fondé de son acte, pour que l’immoral soit dénoncé(…) Tant que l’État sera dominé par la violence et la corruption, il entretiendra dans la société le venin de la dépravation. Le géniteur du criminel poursuit jusqu’à ramener les victimes à leur devoir, celui de stranguler la vérité : « Vas-tu laisser détruire ce progrès pour une affaire de cul ? » Père de métier, Abel est déterminé à assurer le sauvetage d’un rêve réduit en haillon, son Julien, le criminel. « La fille du président est tombée, victime peut-être d’une méprise et mon fils n’en sera pas la prochaine. C’est à Geffrard ou à toi de choisir. L’alternative est claire. »

Ravagé de douleurs et assoiffé de vengeance, Fabre Geffrad ne pourra pas punir le coupable identifié. Résolument, il devient l’otage d’un chantage. Le président est respecté et craint, mais il souffre d’un lourd déficit d’image. « Une accusation ou même un soupçon d’adultère serait vite cru par tout un chacun au courant de son appétit insatiable. »

Pourtant, le chef de l’État ne peut pas se taire. Il ne peut pas se plier au respect du silence qu’imposeraient raisonnablement les menaces du père de l’assassin : « Si je ne sors pas de ce Palais libre et rassuré sur le sort de Julien, les textes seront diffusés ». Il sait que le peuple orphelin de Cora, sa bienfaitrice, attend de lui une justice rapide. Lui aussi veut se venger.

Il lui faut juste un mécanisme juridico-politique apte à épargner le tueur de sa fille. L’intelligence d’Elie Auguste se met à l’œuvre pour créer au « fauve une proie à la mesure de son appétit ». Lui créer une proie parce qu’impuissant « à massacrer le jouet meurtrier, cet imbécile de Julien Nau ». Ils en sont arrivés à se forger  trente cinq (35) boucs émissaires. Grâce à l’amour transcendant de la jeune Cora, le nombre a diminué. Seize (16) seront exécutés pour taire la vérité et sauvegarder l’image du président, celui qui « épuisait les charmes de la première dame et demandait d’autres pâtures toujours renouvelées ».

Que reprochera-t-on aux sacrifiés sommairement désignés? C’est la préoccupation majeure du cerveau de la machine créatrice du silence sur lequel l’État fera résonner de mille bruits la justice. Elie Auguste s’interroge  en vue d’inventer le chef d’accusation:

« Conspirateurs ? Oui. Assassins de Cora ? Non. Manipulateurs de Julien Nau ? Sans doute. Mais qui a tué ? Aucun d’eux. 

Il continue de chercher pour bien brouiller les cartes.

«-Pour quel crime les condamnerons-nous ? Pour conspiration ou pour meurtre ?

Tout va être mis en œuvre pour réussir le coup et pour  dissiper tout soupçon. La population à son insu participera aussi du projet d’asphyxier la vérité.

« – Seize comploteurs seront sacrifiés, non par le tribunal, mais par le peuple. »

Fier d’avoir maitrisé les outils de l’injustice et de la galéjade, Elie Auguste renchérit : « une minute d’inattention de l’escorte, la multitude se rue, les enveloppe, les met en charpie. Ils passent à l’histoire comme les assassins de Cora. »

Puis, il conclut: « L’État est sauf »

L’État s’en sortira sain et sauf ? Révélation fulgurante ! Le président admire le génie de son conseiller. « Je ne te savais pas capable d’un tel cynisme. Dire qu’au regard de bien des gens la cruauté est l’apanage des militaires. Toi, mon viel ami Elie ? Un civil…» Et, le drame a eu lieu. Fabre Geffrard, le cynique qui n’a pas hésité à tuer son ancien allié devenu opposant pour lui apprendre à vivre, a du protéger le meurtrier de sa fille chérie.

Romancier et historien, Michel Soukar  a dans ce récit fait face à un double problème : la vérité de la fiction et la fiction de la vérité pour nous camper ce drame.

C’est par la tête, dit-on, que le poisson commence à pourrir. En effet, le président a perdu la tête dans le cul de Catherine, la femme de Julien Nau. Il en résulte l’assassinat de Cora, sa fille bien-aimée et l’idole du peuple. Cette « perte cruelle perturba  la courbe ascendante que Géffrard avait commencé à imprimer à la marche de notre pays », regrette Elie Auguste. Une « affaire de cul »  qui a fait naitre une poussée de fièvre entre deux couples amis et tué le projet d’un possible vivre-ensemble. Suivant une raison d’État, justice a été rendue dans l’eau sale de la colère, du mensonge, de la ruse et de l’hypocrisie.

Pour ne pas avoir les mains sales, comme dirait Jean Paul Sartre, le  roman  de Michel Soukar est à lire par ceux qui se croient appartenir déjà à la postérité qui devait être éclairée sur cet assassinat et sur le crime d’État qui en découlait par la manipulation « d’une populace folle de douleur, poussée à noyer dans leur sang tous ceux susceptibles de nuire aux intérêts, à l’œuvre et à l’image du pouvoir ».

Michel Soukar démasque le président Fabre Geffrard. Cela vaut bien une mention spéciale !

Robenson D’Haïti
Rédacteur à Signal FM

  1. Cora Geffrard. [Collection Roman]. Montréal : Mémoire d’encrier, 2011.
  2. Nicolas Guillaume Fabre Geffrard, Président d’Haiti du du 15 janvier 1859 au 13 mars 1867.