Peut-on vraiment « aimer la peur »?

“Joubert est un homme heureux… Alors il a fini par aimer la peur.”

C’est ce constat qu’a fait Yanick Lahens, auteure des Douces Déroutes (Le Mans [France] : Editions Libra Diffusion; 2019; chap. 19, p. 153) à propos de Joubert connu dans le monde du crime sous l’alias “Jojo Piman Pike”.

Joubert est l’un des personnages du roman avec une éducation rudimentaire. Pour survivre et obtenir un semblant de respect dans son milieu, il s’allie à un gang spécialisé dans l’accomplissement des basses besognes pour le compte de certaines autorités et des membres de l’élite financière. Son expérience de la rue et des gangs lui a fait comprendre que dans une ville comme Port-au-Prince, le malheur guette à tout moment un jeune homme (p. 146), surtout si celui-ci est identifié à un gangster, qui tue des personnalités respectables sur commande. Alors il a peur. Mais est-il vraiment arrivé à aimer cette peur parce qu’il connaît des moments d’auto-satisfaction?

La peur, comme la honte et la culpabilité, est un sentiment qui crée un état d’agitation et rend une personne incapable de se maîtriser. D’une grande complexité, elle trahit à l’occasion le désir de mener une vie vertueuse. Elle peut oppresser à un point tel qu’elle empêche la personne atteinte de se lancer dans des actions qui expose son humanité, de prendre la bonne décision. Elle peut la pousser à s’enfuir intérieurement (repli sur soi) et spatialement (exil). Alors comment aimer un sentiment qui crée de telles émotions?

En fait, Joubert, ou “Jojo Piman Pike” selon le milieu, n’aimait pas la peur. Exécutant des contrats de mort pour le compte du chef de gang connu sous le nom de “Parfaitement Mort” lui-même protégé par des personnages haut placés, il vit comme l’homme qui sait consciemment qu’il a fait un mauvais choix et se résigne à en assumer les conséquences frédonnant souvent cette chanson qui trahit son état d’âme:

Pase m mouri malere
M pito mouri jenn gason.
Moun pap konn afè m.

Plutôt que mourir pauvre
Je préfère mourir jeune.
Personne ne connaitra mon secret. (p. 82)

Ayant fait jusqu’alors trois victimes parmi les ennemis de ses protecteurs et ceux perçus comme tels, il sait bien qu’il peut lui-même devenir une victime s’il les défie ou affiche la moindre hésitation. Son monde est arbitraire. Certes, il est l’un des bénéficiaires de cet arbitraire, quand arrêté, il fut immédiatement libéré sans aucune forme de procès.

Pour se calmer, il essaie de créer, pour lui-même un monde psychologiquement cuirassé, mais il est bien conscient que sa cuirasse n’est pas impénétrable. Il le sait. Sa maîtresse, Magdala, complice de ses actions malhonnêtes, le sait. Nini, la mère de son enfant, qui le soupçonne de tremper dans des actions louches, le sait. Les trois, ils projettent, quoique rongés intérieurement, ce semblant de normalité.

La peur que vit ces trois personnages est partagée par la majorité des personnages du roman. On aura tendance à penser que cette peur est contagieuse. Mais non! Elle est une peur injectée. Elle a été créée pour aider la cause d’une clique et faire fructifier ses affaires. Elle est gérée criminellement avec l’aide de gangs formés de jeumes membres de la classe démunie.

“Il se trouve toujours des gens pour gouverner nos frayeurs. Ceux-là même qui les ont créées. Et la peur nous rongera nos tripes, malgré nos divertissement et nos dérobades.” (p. 220-221)

Ils ont donc en en ce sens réussi. Chaque personnage, chaque habitant des contrées décrit par l’auteure cache mal leur peur.

Ezechiel, l’étudiant révolté toujours affamé, qui rêve de tout chambarder mais reste loin du monde des crimes, vit avec cette peur de vivre avec une faux au-dessus de sa tête.

Les amis d’Ézéchiel (Waner, Nerline, Brune) qui pensent se protéger en restant soudés l’un à l’autre quoiqu’évoluant dans des sphères différentes.

Brune surtout, la fille unique d’un juge kidnappé et à la fin exécuté. Pourvue de cordes vocaux qui fait frémir quand elle chante, elle aussi, et pour cause, a peur. Elle a  “peur d’être au mauvais endroit…, peur de ne pas être à la hauteur, peur de mourir avant le temps.” (p. 229). Alors pour la contenir, elle part quoiqu’assimilant ce départ à une sorte de trahison.

La veuve du juge assassinée qui cache mal un coeur saignant et encourage sa fille à partir et rester loin d’elle.

Brune dira d’elle:

“Mère saigne, mais tu ne le verras pas. C’est son coeur qui saigne. Qui brûle jusqu’aux os.” (p. 166)

Les habitants de Médéquilla qui assistent avec impuissance à la prise en otage de leur patelin par des chacals du monde des affaires, des cupides en toge, des patri-poches du gouvernement qui le transforment en place d’exécution.

Cyprien, l’avocat, qui decide d’hypothéquer sa dignité au prix d’un luxe longtemps envié et de belles femmes.

Pierre, l’oncle de Brune est le seul qui ait osé dire qu’il n’a pas peur. Mais, en fait, il a vaincu toute sa vie comme un apostat social pour avoir refusé de suivre les normes sexuelles établies et acceptées. Alors sa peur s’est tout simplement retrouvée endurcie et sans contour.

Les “Douces déroutes” est donc un roman sur la peur dans sa forme contemporaine. Les Haïtiens ont toujours vécu dans la peur. Mais ils pouvaient bien autrefois la mater. Il leur suffisait d’éviter certaines compagnies trop politisées, de ne pas afficher ouvertement leur opposition à un régime ouvertement dictatorial ou aux velléités autocrates. Bref d’être prudent. Aujourd’hui, la prudence ne suffit pas. On peut se retrouver au mauvais endroit. On peut créer l’envie après une transaction à la banque. On peut être victime d’un ennemi apparemment inoffensif.

Haïti devient le pays de la peur collective. On peut bien l’aimer, et la majorité des Haitiens cultivent cet amour, mais on aimera jamais la peur. Voilà pourquoi nos cerveaux continuent à fuir ou refusent de venir mettre leur talents à son service, et les entrepreneurs de la diaspora se montrent réticents quand on leur suggère d’investir une partie de leurs avoirs dans la terre de leurs parents et grand parents.

J.A.