Parfum de Guerre civile

Texte reçu le 21 août 2013

Par Jean L. Théagène

« Penser n’importe comment, dire n’importe quoi procure toujours des satisfactions immédiates. A terme, quand les choses se tranchent, il vous faut supporter l’insupportable. »

Frantz Grillparzer

Tire à la cordeL’Unité Nationale n’a vécu qu’un seul grand moment dans notre histoire de peuple. Elle a connu son apogée durant la campagne militaire libératrice qui a culminé à l’épopée de Vertières. Ce haut exemple d’unité autour d’un objectif ou d’un idéal a donné naissance à la première république noire indépendante fondée, au prix de lourds sacrifices humains, par une bande d’esclaves révoltés. Fait sans précédent dans l’Histoire Universelle.

Et depuis, la politique haïtienne reflète le profil de la turbulence d’un peuple insoumis, individualiste à l’extrême. La notion de patrie flotte chez nos concitoyens dans le flou des différences exacerbées, héritées d’un passé colonial, certes, peu reluisant, mais aussi de son inaptitude à privilégier l’essentiel sur l’accessoire.

L’assassinat du Pont-Rouge comploté et exécuté par l’élite de l’armée nationale traduit l’incohérence et la faiblesse de l’engagement patriotique de nos élites et de nos masses qui, singulièrement se complaisent à défaire aujourd’hui ce qu’elles ont édifié hier.

Toute l’histoire politique de notre pays est jalonnée de cette lutte constante entre le pays légal et les factieux qui, par des mouvements insurrectionnels successifs ont ensanglanté nos pages d’histoire de luttes fratricides, pour la conquête du Pouvoir. Les tentatives des théoriciens du passé pour enfanter des partis politiques organisés et conséquents ont buté sur le handicap posé par notre inaptitude à définir et maîtriser une approche rationnelle de la science politique pour éclairer la perspective de nos réalités sociopolitiques et canaliser l’énergie de notre peuple vers des tâches constructives d’organisation sociale et économique.

Cette lacune de notre culture politique, cette ambivalence de notre nature traduisent clairement les tâtonnements et les inconséquences qui nous ont valu les déchéances de l’occupation étrangère après plus d’un siècle d’exercice de notre souveraineté. Cela eut été un moindre mal, si cette flétrissure morale infligée à notre fierté de peuple libre, nous l’avions essuyée sur le champ de bataille (les plus grandes armées peuvent être défaites mais on ne vainc pas tout un peuple). Nous fûmes donc occupés parce que, peuple irresponsable, nous n’avions pas su assurer l’ordre dans nos villes, maintenir la propreté dans nos finances publiques, définir un projet de société apte à arracher l’adhésion de la majorité. Et ce furent les constats de faillite de notre civilisation sanctionnés par cette répétition d’actes d’occupation.

De nos jours, au regard de la loi électorale et celle réglementant le fonctionnement des partis politiques, la Présidence haïtienne tire à hue et les partis politiques tirent à dia. De part et d’autre, des partisans convaincus et des adversaires farouches se retranchent derrière la dynamique loi du changement. Dans cet univers sartrien, nous revient à la mémoire cette pensée d’Elsa Triolet : « Je crois aux surprises de l’Histoire. J’espère comprendre si peu, si mal ce qui se passe, que ça ne m’étonnerait pas que nous débouchions à notre grande surprise sur le paradis. »

Le Pouvoir par désintérêt ou calcul politique comprend qu’il faut donner du temps au temps. L’opposition, qui, après une longue attente, semble vouloir mettre les bouchées doubles, rue dans les brancards. L’humeur, de son côté est à l’acrimonie et à la récrimination à un moment où tout le monde s’attendait qu’elle ramenât de son purgatoire la formulation de propositions concrètes susceptibles d’enrichir et d’élever les débats. Plusieurs mois à l’avance, le gouvernement avait réitéré sa volonté d’organiser des élections en vue du renouvellement du tiers du Sénat. Cette déclaration d’intention au regard du galimatias qu’est la constitution amendée aurait levé l’obligation de réserve derrière laquelle pouvait s’abriter l’opposition. Malheureusement, l’opposition a dû prendre acte du contraire.

La négligence ou le peu d’intérêt du pouvoir concernant les élections à venir frise, pour notre part, la complaisance ou la complicité. Il est encore temps pour le gouvernement de soumettre au Parlement la loi électorale, pour le Parlement de voter celle relative au fonctionnement des partis politiques, afin d’asseoir leur crédibilité en tant que forces d’organisation destinées à promouvoir des solutions aux problèmes cruciaux du pays. L’opposition, elle aussi, devra prouver sa capacité à surmonter ses contradictions, à jouer son rôle de partenaire obligé du pouvoir pour nous éviter le pire. Car la population, à la veille d’une rentrée des classes qui s’annonce comme une grenade dégoupillée, est lassée de la distance entre les mots et la réalité et de tant de mises en scène perpétuelle. Alors, la leçon d’histoire aura laissé les limbes de l’analyse théorique pour passer au stade des cours pratiques en vue d’une Haïti forte et respectée dans son engagement.

Dr Jean L. Théagène
Miami, le 20 Août 2013