Portrait d’une génération

Ils sont nés à la fin des années ’70 et durant la décade ’80 et sont aujourd’hui dans la trentaine ou frôlant la quarantaine.

Ils n’ont pas en mémoire l’action néfaste du macoutisme, cette milice créée par François Duvalier et qui est devenue au long des années une force redoutable et redoutée, et n’ont probalement jamais entendu parler de Richard Brisson¹, de Gasner Raymond², du pasteur Sylvio Claude³, d’Alexandre Lerouge4. Ils ont probablement une vague idée de Fort-Dimanche5.

Ils ont grandi sans avoir utilisé une machine à écrire ou touché un téléphone à cadran rotatif.

Ils ont rarement connu, durant leur époque de scolarité une année sans perturbations et non abrégée.

À l’âge adulte, ils n’ont peut-être pas connu l’anxiété associée à l’attente d’une lettre envoyée par la poste à des milliers des kilomètres d’Haïti par un être cher, dont le long silence engendre toute sortes de pensées cauchemardesques.

Ils sont habitués au système de messagerie instantanée. Les réseaux sociaux, le téléphone intelligent, la communication vidéo du genre Skype™, Hangouts™, WhatsApp™ ont fait leur apparition dans la société pendant leur adolescence ou durant leur entrée à l’âge adulte et sont devenus partie intégrante de leur vie quotidienne, moyennant l’accès à l’électricité, cette denrée rationnée au-delà du compréhensible.

Nés dans une société décousue qui a tenu et tient encore à un système politique désuet ou non-adapté à la réalité haitienne et qui, de ce fait, n’a pas évolué pendant ces trente dernières années, ils  portent en eux les sequelles de la multiplication des crises sociales et politiques et des désastres naturels les uns plus dévastateurs que les autres.

Ils sont surtout, pour la plupart, des êtres insensibles devant la souffrance de leurs semblables. Ils sont devenus des citoyens qui se découragent facilement n’ayant pas la patience du patriote constructeur. Ils ont une mentalité et un comportement d’hommes et de femmes virtuellement en-transit, parce que se sentant négligés par leur pays qui ne peut ou, à l’occasion, ne veut pas satisfaire leurs besoins primaires et urgents. Alors ils planifient leur avenir sans se soucier de la terre qui les a vus naître, loin d’elle. Et s’ils ne peuvent s’en éloigner à la première occasion, ils embrassent pleinement l’idée d’extorsion et se font consciemment délinquants pour survivre.

Ils se font remarquer par leurs besoins, mais rarement par leurs grandes idées et des actions altruistes, parce qu’ils ont appris tout au long de ce qui a été leur vie jusqu’à présent à se débrouiller tout seul.

Et pourtant ce sont les membres de cette génération qui commencent aujourd’hui à occuper les grandes fonctions dans l’administration du pays. Bientôt, ils occuperont le devant de la scène politique. Une idée qui rend nerveux, sachant qu’avec une structure mentale qui laisse à désirer et  un manque de vision politique hérité des aînés qui ont fait 1986, ils auront du mal a surmonter leur handicap

Peut-être qu’ils feront mentir les pronostics. Après tout, quand on donne aux spécimens de cette génération la possibilité de réaliser leur potentiel, ils se montrent bien à la hauteur. En témoignent l’éclatante réussite de ceux et celles qui ont le privilège de fréquenter une université à l’étranger. Ils étonnent leurs professeurs et  mentors qui finissent par admettre qu’ils sont intelligents et porteurs d’un grand optimisme.

Si la chance de se dépasser était donnée à tous, on pourrait alors recommencer à espérer, mais la réalité d’Haïti étant si immonde, on doit se montrer réaliste. La corruption quoique visqueuse est alléchante et la criminalité semble pour eux fructueuse.

J.A.

  1. Richard Brisson, poète, journaliste et animateur de radio naquit, à Port-au-Prince, le 2 mars 1951. Il avait 30 ans, quand il fut exilé à la suite des rafles d’activistes du 28 novembre 1980. Refusant de subir plus longtemps l’exil, il avait participé à une expédition suicidaire contre le gouverment de Jean-Claude Duvalier. Il fut capturé et exécuté par les sbires du gouvernement.
  2. Gasner Raymond fut un journaliste à l’hebdomadaire indépendant Le Petit Samedi Soir. Le 1er juin 1976, il fut retrouvé mort du côté de Braches à Léogâne. Il était âgé de 23 ans et au moment de son assassinat, il menait une enquête sur les tribulations des employés du Ciment d’Haiti, alors en grève.
  3. Le pasteur Sylvio Claude, le premier politicien qui osa affronter ouvertement le gouvernement de Jean-Ckaude Duvalier. Il fut arrêté plusieurs fois et subi l’exil en 1980. Il fut assassiné premières heures du coup d’Etat militaire du 29 au 30 septembre 1991.
  4. Origine du Cap-Haitien, Alexandre Lerouge devint, 3n 1979, l’unique député élu à la chambre sans l’aval du gouvernement de Duvalier. Il se montra relativement indépendant durant son passage au Parlement.
  5. Construit durant l’occupation americaine par les marines pour la formation du personnel militaire et centre de tir, Fort dimanche devint, après l’avènement de François Duvalier un centre d’entraînement des tontons macoutes, puis un poste d’interrogatoire et une prison abritant, dans des conditions inhumaines, ceux accusés de s’opposer ou simplement de critiquer le gouvernement.