Note de la CEH sur les prochaines élections (1990)

Frères et Soeurs,

Nous voici à quelques jours des élections générales. L’enjeu est grave, car de ces élections dépend l’avenir du pays et de l’homme haïtien. Un avenir conditionné non seulement par la qualité du climat dans lequel vont se dérouler les opérations électorales, mais encore par la crédibilité de leurs résultats et la volonté politique de l’orientation vers la société démocratique.

Cette situation à la fois délicate nous interpelle en tant que Pasteurs de ce peuple et « gardiens de la Cité ». Nous intervenons donc, non pas pour prendre parti, car « nous sommes tout à tous » (1 Co 9,22). Nous intervenons non pas pour dire de voter « pour » ou « contre » qui que ce soit. L’Église n’a pas de candidat. Nous le répétons : l’Église n’a pas de candidat et n’aura pas de candidat. Nous intervenons pour dire la Parole de Dieu, car « si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain les maçons peinent; si le Seigneur ne garde lui-même la Cité, en vain les gardes veillent ». (Ps. 126,1)

C’est pourquoi après avoir regardé la réalité telle qu’elle se vit aujourd’hui, à la veille des opérations électorales, nous voudrions rappeler les valeurs évangéliques que le Christ est venu apporter à Noël et qui devraient être les piliers de la construction de notre société.

Regard sur la réalité:

Quand nous examinons attentivement la réalité que nous vivons aujourd’hui, nous assistons à des excès de langage, des attaques personnelles. Des candidats ne reculent pas devant des promesses fallacieuses, utilisent le mensonge, voire la calomnie. Des comportements d’agressivité et d’intolérance ont conduit, entre autres, à ce drame sanglant du décembre 1990, à Pétionville, où au moins cinq personnes ont perdu la vie, plus d’une cinquantaine d’autres ont été gravement blessées. L’horreur et la barbarie de cet acte de violence aveugle révoltent la conscience de tout homme. Des enfants, des jeunes, des femmes se trouvent atrocement frappés et risquent de porter, leur vie durant, les séquelles de cet attentat criminel.

Nous réprouvons de la manière la plus énergique ces gestes odieux qui entachent la campagne électorale. Et c’est l’occasion pour nous de réaffirmer que « la violence d’où qu’elle vienne et quelle qu’elle soit, est condamnable. Car la violence n’est ni humaine, ni chrétienne, disait le pape Paul VI. Elle fait croître le ressentiment, engendre la haine et l’esprit de vengeance » (Présence de l’Eglise, p. 292).

Comment a-t-on pu en arriver là ? N’est-ce pas parce que le peuple haïtien est un peuple manipulé ? En effet, ce peuple habité par le désir du changement aspire à une nouvelle société et par le fait même à un nouveau pouvoir politique. Mais on lui a fait croire que pour parvenir à cet objectif, il faut éliminer physiquement tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Donc, la violence devient un instrument nécessaire à la mise en œuvre du nouveau système politique, du nouveau régime de gouvernement. Ce qui se prépare, en définitive, c’est un état fondé sur le cycle infernal de la violence.

Comment a-t-on pu en arriver là ? N’est-ce pas parce qu’on a voulu diviser la société haïtienne en deux camps : celui des « bons » et celui des « mauvais » ? Il set sûr que toute personne humaine présent un mélange de qualités et de défauts. Il est également certain que les qualités doivent être développées et les défauts corrigés. Mais on a fait croire au peuple haïtien que les « mauvais » doivent être éliminés.

Comment a-t-on pu en arriver là ? N’est-ce pas parce que certaines valeurs humaines et spirituelles comme les valeurs de réconciliation, de pardon, d’amour des ennemis ont été mises de côté ? Il est sûr que ces valeurs ne sont pas des instincts, mais des vertus. Car c’est le Christ qui nous a appelés à la réconciliation (Mt 5,21-26, 43-48). C’est lui qui nous a appris à prier le Père de nous pardonner « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » (Mt 6,12). C’est lui qui nous a « commandé de nous aimer les uns les autres comme Il nous a aimés » (Jn 13,34). Ces valeurs que l’annonce de l’Evangile propose à l’homme haïtien ont été contestées et on a introduit dans le cœur des jeunes des sentiments de vengeance et de haine.

2.- Face à cette réalité, nous devons :
  1. Apporter la lumière de la vérité en dénonçant un système basé sur le mensonge, la ruse, la manipulation = Pour construire une société digne de l’homme, il faut un projet de société qui tienne compte de la dignité de l’homme, de ses droits, de ses devoirs, de ses besoins, de son développement économique et social. Or, pour parvenir à cela, il n’est pas vrai qu’il suffise de dénoncer la corruption et de mobiliser la population. Il ne suffit pas de prendre le pouvoir et de « laisser faire, laisser passer ». La vérité est qu’il faut reconnaître les difficultés de la situation qui s’est dégradée au fil des ans et qu’il faut s’efforcer de transformer.
  2. Proclamer les valeurs d’union, de fraternité, de communion pour construire une société basée sur l’Evangile – Il ne s’agit pas d’une « solidarité close » où un groupe s’unit pour affronter un autre groupe (cf. Paul VI : Message pour la Journée de la Paix, 1er janvier 1971). Il ne s’agit pas d’une solidarité partisane où seuls sont admis ceux qui sont alliés par la même idéologie, la même formation politique. Il s’agit d’une solidarité ouverte, c’est-à-dire de « l’amour communautaire » comme dit Jean-Paul II, qui n’exclut personne qui s’ouvre à tous sans distinction de classe, de couleur ou de rang social.
  3. Restituer à la communauté haïtienne les valeurs de réconciliation, de pardon des offenses, d’amour des ennemis qui lui ont été ravies – On a voulu détruire une communauté d’inspiration chrétienne pour construire sur ses ruines une communauté d’inspiration païenne. On a fait croire aux gens que le pardon est un lâcheté, que la réconciliation est incompatible avec la justice, que l’amour des ennemis est un non-sens, un obstacle à la promotion humaine.

Or, comment concevoir la construction d’une société solidaire dans un pays où l’on s’entre-déchire parce qu’on ne partage pas les mêmes opinions ? Comment prétendre édifier une société où l’on vit en frères ennemis sans aucune possibilité de convivialité, de dialogue et de communion ?

Comment bâtir aujourd’hui une communauté qui refuse le pluralisme, le multipartisme ? Car, il y a une richesse de la confrontation, il y a un itinéraire d’indéfinies découvertes lorsqu’on accepte de cheminer sur des voies différentes mais convergentes.

Conclusion

A la veille des élections générales, à quelques jours de Noël, nous nous sentons interpellés par une triple exigence de fidélité : Fidélité à Dieu, Fidélité à l’Eglise, Fidélité à l’homme.

Fidélité à Dieu qui nous appelle à « faire la vérité pour parvenir à la lumière » car seule « la vérité libère ». Une société basée sur le mensonge est une société d’esclaves. Une société fondée sur la vérité est une communauté d’hommes libres.

Fidélité à l’Eglise qui est « le signe le plus puissant de l’unité du genre humain ». Car l’Eglise, Corps du Christ, a pour mission de rassembler les hommes dispersés, de réaliser la communion entre eux, quels que soient leur classe sociale, leur appartenance familiale, leur degré de culture. Une société basée sur la division est condamnée à périr car « tout royaume divisé sera détruit ».

Fidélité à l’Homme parce que « tout homme est mon frère » et « il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Il doit partager avec d’autres ce qu’il a.

Une société fondée sur l’individualisme est une société basée sur l’exploitation de la communauté au profit d’un homme ou d’un groupe d’hommes.

Une société basée sur le collectivisme est une société qui foule aux pieds les droits de la personne humaine.

Il faut, pour qu’Haïti devienne un pays digne de l’homme, que soient respectés à la fois les droits de la personne et les droits de la communauté. C’est à ce prix que nous pourrons construire une société qui soit à la fois une communauté humaine véritable, une communauté unie, une communauté réconciliée et fraternelle.

Nous relançons notre appel à une prière assidue au cours de la neuvaine qui s’étend du 8 au 1 décembre. Que Marie Immaculée daigne prier pour nous et étendre sur notre pays sa maternelle protection.

Donné au siège de la Conférence épiscopale d’Haïti le 7 décembre 1990, veille de la fête de l’Immaculée Conception.

Ce message sera lu dans les églises cathédrales et paroissiales dès sa réception.

Mgr Léonard P. Laroche
Évêque de Hinche
Présidentde la C.E.H.Mgr Alix Verrier
Évêque des Cayes
Vice-président de la C.E.H.Mgr François W. Ligondé
Archevêque de Port-au-Prince

Mgr François Gayot, s.m.m.
Archevêque de Cap-Haïtien

Mgr Emmanuel Constant
Évêque des Gonaïves

Mgr Willy Romélus
Évêque de JérémieMgr Frantz Colimon, s.m.m.
Évêque de Port-de-PaixMgr Guire Poulard
Évêque de Jacmel

Mgr Louis Kebreau, s.d.b.
Évêque auxiliaire de Port-au-Prince

Mgr Joseph Lafontant
Évêque auxiliaire de Port-au-Prince
(en mission pastorale à l’étranger)